Contribution marxiste sur la laïcité,
l’Islam en France et le jeu des puissants
Dans une période où chacune des forces politiques trouvent un intérêt à embrouiller les cartes, la notion de laïcité semble plus que jamais vidée de son contenu, et les polémiques autour de la religion musulmane sont de plus en plus récurrentes.
Entre ceux qui prétendent reprendre le flambeau de la laïcité pour montrer du doigt une partie de la population, et ceux qui l’accommodent au point de flatter le sentiment religieux à des fins opportunistes, il semble en effet urgent d’apporter un point de vue marxiste conséquent audit débat. Car ne nous y trompons pas, derrière l’agitation d’apparence et les pseudo-préoccupations de nos élites, c’est toute une vision du monde qui nous est imposé, toujours au profit des mêmes intérêts. A travers quelques réflexions autour de la laïcité, de l’Islam en France, et des idéaux communistes, nous tâcherons d’expliquer en quoi et pourquoi les différentes opinions médiatisées sur la question œuvrent de facto dans le sens de la défense de l’ordre établi.
Qu’est-ce que la laïcité ?
La laïcité est loin d’être un concept simple, et il peut être appréhendé de bien des manières selon les points de vue et selon les particularités de l’histoire sociale qui lui a donné sens. En premier lieu le mot « laïque » vient du mot latin « laïcus » désignant « le commun, du peuple », dans un contexte où l’appartenance à la cité antique pouvait commencer à prévaloir sur la diversité des cultes religieux. C’est dès cette époque que l’idée d’une distinction entre la « Res Publica », c’est-à-dire la « chose publique », et la sphère privé (avec ses croyances religieuses propres), naquit dans le souci de vivre ensemble. Bien plus tard, la révolution française de 1789, révolution bourgeoise et progressiste par excellence, ouvrit une période d’un siècle et demi de lutte pour en finir avec le vieil ordre féodal et l’omnipotence du clergé catholique. La laïcité en France est donc le produit d’une histoire conflictuelle visant à affranchir l’Etat bourgeois du pouvoir et de l’influence des religieux (catholiques). Cependant la laïcité républicaine accompagne son principe fondamental de sécularisation (confiscation des biens de l’église, lutte contre l’influence religieuse dans le domaine public, etc…) par deux autres principes « modérateurs » : La liberté du culte religieux et l’égalité entre les cultes religieux. D’où les différentes interprétations à propos de la laïcité. Il y a donc historiquement des partisans d’une laïcité assouplie, comme les libéraux modérés qui insistent sur la liberté de culte. Et il y a ceux, ancrés plus à gauche, issus de la tradition jacobine et relayés par le mouvement ouvrier, qui visent avant tout l’éradication de la religion dans l’espace public.
La commune de Paris en 1871, considérée comme le premier pouvoir ouvrier de l’histoire, mena en très peu de temps une politique laïque radicale ; elle sépara l’église et l’Etat (34 ans avant la troisième république), elle confisqua les biens des congrégations religieuses et elle supprima le budget des cultes.
Plus généralement il fallut attendre l’après-guerre (le régime de Vichy avait renforcé l’influence religieuse notamment en matière d’éducation), et en particulier la constitution de 1958 pour que la laïcité fonde le pacte républicain. En France, la république bourgeoise est dès lors constitutionnellement basée sur les valeurs laïques, elle est « une et indivisible », et elle garantie la liberté et l’égalité des cultes en n’en reconnaissant aucun, c’est-à-dire en les refoulant dans la sphère privée et en interdisant leurs subventionnements -« quelles que soient leurs formes »- par les pouvoirs publics.
Cependant, nous pouvons constater que depuis la tendance est plutôt à l’assouplissement de la laïcité, et que des aménagements juridiques successifs ont accentué le décalage entre les principes de la laïcité et la réalité de son application. Ainsi, les associations religieuses –église catholique en tête- bénéficient de nombreux avantages tel que la déduction des dons sur la fiche d’imposition (66% du don est donc de facto financé par l’Etat), des lieux de culte exonérés des taxes d’habitation et foncière, la garantie par l’Etat sur les emprunts, ou encore les avantages dû aux baux emphytéotiques (permettant aux pouvoirs publics de confier pour une très longue durée un lieu à un culte tout en assurant financièrement son entretien), ou encore du financement par l’Etat du fonctionnement de 8 500 lieux d’enseignement privés catholiques (137 000 enseignants et deux millions d’élèves). Le bel idéal républicain de notre société bourgeoise, est donc –comme dans bien des domaines- pas grand-chose d’autre qu’une posture de principe en matière de laïcité.
Les polémiques autour de la laïcité et de l’Islam.
Du film anti-Islam (l’innocence des musulmans), jusqu’aux caricatures de Mahomet dans Charlie Hebdo, en passant par les nouveau propos de Marine Le Pen contre le voile islamique, l’actualité offre une énième occasion d’interroger la laïcité vis-à-vis de la religion musulmane. Cette dernière prend ainsi une place de toute première importance dans un débat public qui oppose deux camps d’opinion ; ceux qui condamnent une volonté consciente de stigmatisation de l’Islam (et de la population musulmane), et ceux qui considèrent que cette religion et sa pratique constituent un problème.
Seulement nous ne sommes pas ici dans un débat clair, opposant les laïques aux religieux, les progressistes aux réactionnaires, etc…
Nous sommes engagés dans une problématique sensible et complexe. Disons d’abord que pour nous, comme pour tout point de vue laïc conséquent, il ne peut y avoir de distinction de valeur entre l’Islam et une autre religion (comme le catholicisme). La critique de l’Islam par les partis réactionnaires tel que l’UMP et le FN, ne peut donc aucunement s’appuyer sur la laïcité ou sur des valeurs à caractères universelles.
Le Front national par exemple ose revêtir le masque de la laïcité alors qu’un communiqué de Stéphane Ravier, conseiller régional PACA (battu au second tour des législatives), déclarait encore en aout dernier à l’occasion de l’Assomption ;
« En cette sombre période […] de négation de nos racines chrétiennes au profit d’un Islam conquérant, conséquence d’une immigration massive […] Stéphane Ravier […] souhaite à tous les patriotes, à tous les nationaux, à tous les catholiques […] un 15 aout de fierté nationale ». Marine Le Pen elle-même n’hésite pas à trahir sa nouvelle posture pseudo laïque en déclarant récemment être favorable au fait que l’Etat « finance une mosquée […] s’il n’interdit pas le financement des églises ». Mais l’usurpation ne s’arrête pas au FN, les partis de droite traditionnelle et des groupements tel que « riposte laïque » (qui s’allie avec l’extrême-droite identitaire) détourne de la même façon la laïcité pour défendre un point de vue identitaire contre la population musulmane. En clair ce sont les pires ennemis de la laïcité qui en reprennent médiatiquement le flambeau !? Autant être curé et tenancier d’un bordel !
Posons-nous à présent la question des raisons qui ont pu permettre un détournement de valeur aussi grossier ; nous avons vue que la laïcité républicaine souffrait d’accommodements embarrassants, et nous pouvons rajouter des exemples sociétaux en légion (comme par exemple, l’adaptation des cantines publiques aux préceptes religieux). Par ailleurs, l’opportunisme flagrant des partis politiques originellement laïques à l’égard de la religion musulmane, de Martine Aubry et ses créneaux horaires pour les femmes dans les piscines, jusqu’au NPA et sa candidate voilée aux régionales, a largement contribué à aggraver les confusions. Les opportunistes « de gauche », en pensant sans doute faire gage de solidarité avec des « opprimés », qui plus est, souvent « immigrés », ont ainsi -en assimilant une population à sa religiosité- défendu et entretenu stupidement une vision identitaire, au plus grand profit de l’extrême-droite et des élites capitalistes.
Mais revenons sur la religion musulmane, et interrogeons nous sur les raisons qui ont pu avec cette religion nourrir une telle tension autour de la laïcité.
Pour commencer, nous pouvons dire à la lumière de l’histoire de l’obscurantisme catholique et d’autres religions que ce n’est pas l’Islam en particulier qui pose problème, mais le caractère réactionnaire des conceptions religieuses en général. Encore une fois ceux qui visent spécifiquement l’Islam adoptent un point de vue identitaire étranger à l’universalisme laïc.
Pour comprendre les rapports entre l’Islam et la laïcité tournons-nous vers l’histoire des colonies françaises, et vers le fait que les populations à culture musulmane aient été mises à l’écart du processus historique de laïcisation. Ne bénéficiant pas des mêmes droits, les musulmans sous la France coloniale ont en effet été poussés à entretenir leurs pratiques culturelles propres.
En France aujourd’hui, la population musulmane est essentiellement originaire des anciennes colonies, et sa situation sociale défavorisée renforce encore son attachement, à ses origines culturelles et à la religion musulmane.
Parmi les jeunes générations, quelle est la proportion dans la population à culture catholique à pratiquer le carême et à se soucier de manger du poisson le vendredi ? Et dans quelle proportion la population à culture musulmane pratique le Ramadan et s’attache à ne pas manger de porc ?
Ces simples questions permettent d’emblée de s’écarter à la fois des amalgames grossiers visant à assimiler l’Islam à n’importe quoi, que des points de vue opportunistes et complaisants à l’égard de la religion, pour mettre en avant une réalité ; le problème que la religion musulmane pose à la laïcité se situe dans le fait qu’elle est particulièrement vivante, pratiquée et qu’elle devienne une véritable force de référence dans une société pourrissante où la population a perdu une grande partie de ses repères et de ses idéaux.
Le point de vue révolutionnaire.
Le marxisme révolutionnaire est radicalement laïc, il est matérialiste et athée, et n’a pas vocation à s’accommoder avec la religiosité, bien au contraire. Nous disons que, s’il arrive qu’un courant religieux finisse par s’adapter à la réalité de la lutte des classes et adopte notre point de vue révolutionnaire (comme la « théologie de la libération » en Amérique du sud), il est en revanche impossible pour nous de faire progresser les idées communistes en concédant quoi que ce soit à une conception réactionnaire et religieuse du monde.
Mais si les conceptions religieuse, d’une part, et marxiste, d’autre part, sont fondamentalement antagonistes, leurs rapports ne s’inscrivent pas dans une rivalité historique, mais bien dans un processus de dépassement de cette première (réactionnaire) par la seconde (révolutionnaire).
Il ne s’agit donc pas en France de mener une guerre frontale contre la religion, mais bien de lutter pour hâter et « d’accompagner » l’affranchissement de notre classe de ses influences et de ses dogmes.
Lénine disait que :
« Le marxiste doit être un matérialiste, c’est-à-dire un ennemi de la religion, mais un matérialiste dialectique, c’est-à-dire envisageant la lutte contre la religion, non pas de façon spéculative, non pas sur le terrain abstrait et purement théorique d’une propagande toujours identique à elle-même mais de façon concrète, sur le terrain de la lutte de classe réellement en cours, qui éduque les masses plus que tout et mieux que tout. Le marxiste doit savoir tenir compte de l’ensemble de la situation concrète ; il doit savoir toujours trouver le point d’équilibre entre l’anarchisme et l’opportunisme (cet équilibre est relatif, souple, variable, mais il existe), ne tomber ni dans le « révolutionnarisme » abstrait, verbal et pratiquement vide de l’anarchiste, ni dans le philistinisme et l’opportunisme du petit bourgeois ou de l’intellectuel libéral, qui redoute la lutte contre la religion, oublie la mission qui lui incombe dans ce domaine, s’accommode de la foi en Dieu, s’inspire non pas des intérêts de la lutte de classe, mais d’un mesquin et misérable petit calcul : ne pas heurter, ne pas repousser, ne pas effaroucher […] etc. »
Extrait : De l’attitude du parti ouvrier à l’égard de la religion,1909
Tout comme Marx et Engels, en fin dialecticien, Lénine se démarquait donc tant à la fois de l’athéisme guerrier des anarchistes que de l’opportunisme complaisant.
Aujourd’hui le regain de vivacité de la religion via l’islam, les amalgames, la stigmatisation et l’instrumentalisation médiatico-politique des peurs, soulèvent de nombreuses questions et provoque de curieux positionnements au sein même des organisations d’extrême-gauche. Ainsi par exemple, certains des pires hystériques de l’athéisme libertaire se sont mis à faire campagne « contre l’islamophobie » (!?), accusée d’être une forme de racisme.
Et bien d’autres opportunistes d’extrême-gauche se sont illustrés dans l’art de ranger leurs grands principes « pour ne pas heurter » et même pour flatter les préjugés religieux et ceux de l’idéologie bourgeoise dominante « de gauche ». Cette dernière n’hésitant pas, par exemple, au nom de valeurs pompeusement vidées de leur véritable sens, tel que « la liberté » ou « la tolérance », à promouvoir une pseudo-laïcité respectueuse du droit au port du voile islamique…
Et la boucle est bouclée ! Voilà comment les deux pôles complices, « droite » et « gauche », de l’idéologie dominante galvaudent la laïcité pour nous imposer une vision identitaire et communautariste de la société !
Nous autres marxistes devons tâcher à ne pas se laisser piéger et enfermer ni dans la démagogie droitière ni dans la bien-pensance de gauche !
Nous disons que si nous voulons l’union des hommes et des femmes de toutes origines sur la base de nos intérêts de classe, nous ne pouvons pas avoir, par exemple, de complaisance quelconque à l’égard d’un symbole religieux tel que le voile islamique, signe d’oppression et de cloisonnement communautaire !
Et nous disons aussi, qu’il n’y a pas de guerre à déclarer ou d’obsession à entretenir à l’égard de l’Islam, mais qu’il y a surtout une lutte à mener pour la résurgence de repères universels et révolutionnaires, que seul le communisme et la lutte des classes permettront.
C’est ainsi, grâce à l’élan prolétarien unificateur de la révolution réellement en préparation, que les hommes et les femmes du peuple salarié se libéreront de leur aliénation religieuse et de ses sentiments identitaires ou réactionnaires.
Conclusion
Après un siècle et demi de menace ouvrière avec plusieurs tentatives de renversement et d’édification de sociétés communistes, les élites politiques et économiques du capital savent qu’elles doivent prendre toute les précautions pour prolonger leur règne.
Parmi celles-ci la division du peuple en général, et du prolétariat en particulier figure en tête de liste.
Et quelle meilleure aubaine pour la république bourgeoise et sa laïcité fantoche que de pouvoir s’appuyer sur un sentiment religieux montant pour aggraver -et parfois fomenter- les divisions identitaires en nous imposant –contre la conscience de nos intérêts communs- une fantasmatique idée de « choc des civilisations » ?
Nous autres, marxistes, militons pour l’élévation de la conscience de classe et pour l’union de la population sur la base du projet révolutionnaire communiste.
Mais nous n’obtiendrons jamais cette union en usant de raccourcis opportunistes qui, faute d’avoir su garder le cap d’un positionnement clairement laïc, ne font que cautionner -voire encourager- les divisions communautaires et les sentiments religieux !
Pour nous, il n y a pas de catholiques, de musulmans, ou de quoi que ce soit d’autres, il y a des frères et des sœurs de classe !
Pour nous il n y a pas de fatalisme et d’attente d’un hypothétique paradis immatériel, il y a un combat révolutionnaire réel et une lutte implacable à mener pour un projet politique : le communisme, c’est-à-dire rien de moins que le « paradis »…mais sur Terre !
ELIAS
Publié dans Combat n°29 Automne 2012