La réaction contemporaine à la lumière du marxisme
A l’instar du mot révolutionnaire (voir Combat n°15, « qu’est-ce que la révolution ? »), le terme réactionnaire est très souvent utilisé de façon galvaudé. Ainsi toutes les formes de résistance à des évolutions qu’on nous présente comme des progrès peuvent être discrédités par le vocable spolié de réactionnaire.
Et sur ce plan le mouvement communiste n’est pas en reste.
L’utilisation abusive et détournée du terme, après avoir été une spécialité des partis communistes d’après-guerre est devenue un qualificatif courant dans les milieux d’extrême-gauche, qui l’utilisent comme une insulte, sans en comprendre véritablement le sens. Pour exemple, au sein même du mouvement communiste, le simple fait de critiquer l’opportunisme grossier de certaines organisations -sur les questions sociétales par exemple- peut engendrer l’attribution d’une étiquette «réac». Les milieux politiques ayant renoncé à la révolution au profit d’encouragements aux avancées démocratiques présentées comme «révolutionnaires» (féminisme, antiracisme, etc.) sont en effet particulièrement enclin à voir «la réaction» dans tous ce qui ne s’accorde pas avec leur posture démagogique de traitres inassumés. Prêtons donc attention au sens que nous donnons aux mots, car tous les nostalgiques du progrès bourgeois qui en viennent à fantasmer et à réinventer les combats démocratiques ou « antifascistes » d’hier ont en réalité beaucoup plus à voir avec une posture réactionnaire qu’avec une posture révolutionnaire.
A) Une époque réactionnaire
1) La régression sociale et son instrumentalisation
Nous disons donc que, sur les plans économiques et sociaux tout au moins, nous vivons une époque réactionnaire. La période du capitalisme fleurissant capable de créer les conditions matérielles pour le progrès général est définitivement révolue. Non seulement le rapport de force n’est plus assuré par les organisations ouvrières mais le capitalisme est condamné, pour assurer son existence, à poursuivre une fuite en avant socialement destructrice. Dans les vieux pays capitalistes, comme la France, les acquis sociaux sautent les uns après les autres, et les politiciens bourgeois ne savent plus quoi inventer pour feindre de vouloir aller dans le sens du progrès social. Un peu de « discrimination positive » par-là, une mesure sociétale par ci (comme le mariage gay), le tout assaisonné par une série de réglementations superflues et de lois liberticides (interdiction du tabac, multiplication des radars routiers, etc.), voilà le genre de «causes» que les politiciens défendent pour masquer le fond des réalités !
D’autant que ces mesures politiques et ces législations stupides, en plus de détourner l’attention, constituent un cocktail aseptique parfait pour soumettre la population ! En effet ce processus d’aseptisation sociale divise la population, il contribue souvent à merveille à réduire l’espace des libertés nécessaires à la vie collective, et il participe clairement à un conditionnement psychologique et moral généralisé.
Par ailleurs, cette période de réaction associée à plusieurs facteurs économiques, à la création de nouveaux besoins et à la démocratisation de nouvelles technologies (téléphonie, internet, etc.), engendre et accélère une « évolution » des modes de vie, de plus en plus individualisés et communautarisés, qui tend à saper les représentations et les capacités d’action collective des classes populaires. Chacun pour soi, chacun sa chapelle, chacun sa communauté ou encore chacun son petit réseau d’appartenance socio-culturelle, voilà ce qu’encourage la société bourgeoise, notamment au nom de ses valeurs qui flattent « la différence » !
Mais les différences on s’en fout, c’est ce qui est commun dans le peuple qui permet la fraternité et qui est force de changement ! Cette culture de la différence, qui souvent n’est rien d’autre qu’un facteur d’uniformisation des individus, masque en réalité très mal la volonté des puissants d’empêcher coûte que coûte l’union autour de nos intérêts de classe. Ainsi, les formes de tribalisme et de communautarisme sont des symptômes de la réaction à traiter avec le maximum de mépris et à dénommer comme tel !
2) Désespoir et mutation des représentations
D’une manière générale nous traversons une époque de crise des consciences et de démoralisation politique. L’homme a perdu foi en l’homme, et le désenchantement généralisé n’offre souvent pas beaucoup d’autres solutions que de s’en remettre à dieu et à l’archaïsme des pratiques religieuses. Par ailleurs, les conceptions pessimistes sur la nature humaine se renforcent dans l’imaginaire collectif. Quand l’homme ne se perçoit pas comme « un loup pour lui-même » il se persuade être un « mouton » condamné à le rester.
Car du point de vue des représentations, ou peut-on encore placer quelques espoirs politiques ? Dans la gauche réformiste ? Mais quiconque ne s’est pas fait aveugler par la démagogie, et a tenu compte des faits, sait que la gauche est, au même titre que la droite, entièrement rangé au service du capital ! Et les naïfs de gauche, qui veulent faire l’impasse sur des décennies de trahison libérale, à quelles idées adhèrent-ils en réalité ?
Eh bien ils adhèrent fondamentalement à une vague idée de conservation d’un héritage de l’ordre établi, ni plus ni moins ! En y regardant de plus près la bourgeoisie de gauche, avec ses partis pseudo-progressistes, adopte aussi dans son discours une position de réaction. Car si la gauche est toujours la première à porter et à applaudir les faux-progrès démocratiques et sociétaux pour masquer les réalités, que défend-t-elle vraiment sur le plan économique et sociale ? Eh bien, au mieux, elle défend une conception conservatrice de son bon vieux régime bourgeois ! Ainsi, à l’instar d’un front de gauche, par exemple, les politiciens réformistes « progressistes », ne vont pas plus loin qu’une défense nostalgique du keynésianisme économique (voir Combat n°23 « keynésien et libéraux »), et d’une critique de petit-bourgeois démocrates souverainistes contre telle ou telle institutions supranationales (comme l’Union Européenne) !
Ainsi en l’absence d’espoir véritable à l’horizon, la marche réactionnaire de la société ne peut qu’engendrer la montée des sentiments et des conceptions réactionnaires. Comme les choses vont de plus en plus mal et qu’il n’y a pas, à priori du point de vue des représentations, d’espoirs d’aller de l’avant, on regarde en arrière, on tente de sauver les meubles et on revoit ses objectifs à minima, on se contente de vouloir freiner la marche des choses, ou pire encore, on opte pour la marche arrière ! Au 19ème siècle, la violence des conséquences du développement du capitalisme industriel avait favorisé le développement d’utopies réactionnaires préconisant le retour à un mode de vie et de production inspiré de l’époque médiévale et du monde paysan. Aujourd’hui ce n’est pas la naissance d’un monde qui engendre la réaction idéologique mais bien -le début- de la fin d’un monde qui semble ne pas pouvoir être renversé et dépassé. De plus, le 11 septembre 2001, les doutes générés quant à cette série d’attentats ainsi que la médiatisation et le rôle de « résistant » attribué à l’islam politique, ont engendré une modification piégeuse des représentations. Dans ce contexte où tout va de plus en plus mal, où le grand capital mondialisé est perçu comme une entité calculatrice, manipulatrice et indétrônable, le peuple se tourne souvent vers les forces et les idées politico-religieuses conservatrices, c’est-à-dire qui visent la conservation de valeurs et de réalités jugés menacées ou en voie d’être dépassées.
D’où la montée des conceptions réactionnaires qui parfois tendent à se constituer comme un véritable pôle critique face à l’impérialisme, ou plus exactement face aux conséquences du capitalisme mondialisé.
B) La nouvelle réaction politique
1) La triade de la réaction
La récupération politique des anciens appareils politiques ouvriers désormais à la solde du capital (comme le PCF), l’inconséquence politique des nouvelles formes contestataires (altermondialisme, les « indignés », etc.), et la période que nous traversons tant du point de vue de la conjoncture économique internationale que de celui des représentations, offre un terreau parfait pour une nouvelle forme de réaction politique. Celle-ci, connait actuellement un essor inquiétant et s’articulent autour de trois pôles, la conception religieuse, le nationalisme politique, et la pensée conspirationniste, pour former une sorte de triade de la réaction politique. Ainsi des représentants d’un certain islam politique, des groupements nationalistes (dont la plus représentative est « égalité et réconciliation » en ce qui concerne notre objet), et, des courants de la pensée conspirationniste (nous leur avons consacré un article dans le n°21 de Combat), tendent à s’associer à la périphérie du réseau d’extrême-droite traditionnel (Front national, identitaires, chrétiens intégristes, etc.) Depuis quelques années, ces conceptions tentent d’usurper un rôle d’avant-garde dans la pensée critique et elles profitent du vide politique laissé par l’extrême-gauche pour s’accaparer l’espace de la subversion idéologique. Marx disait dans son célèbre Manifeste du parti communiste (1848) à propos de certaines classes moyennes de l’époque qu’elles combattaient «…la bourgeoisie parce qu’elle est une menace pour leur existence en tant que classes moyennes. Elles ne sont donc pas révolutionnaires, mais conservatrices ; bien plus, elles sont réactionnaires : elles cherchent à faire tourner la roue de l’histoire à l’envers ». C’est tout à fait le cas de ces nouvelles conceptions réactionnaires, qui pourtant, à première vue, développent des similitudes avec le marxisme. Seulement, réactionnaires et révolutionnaires, s’ils développent tous deux une critique de l’ordre établi et de l’impérialisme défendent respectivement une conception des choses et des objectifs politiques fondamentalement différents et même radicalement opposés. Les premiers souhaitent un retour à des réalités ou des valeurs passées souvent fantasmées, alors que les seconds veulent et militent pour le dépassement révolutionnaire de la situation présente.
Et actuellement la faiblesse des seconds alimente la force de ces premiers. La triade de la réaction, cette nouvelle extrême-droite encore dépourvue de culture militante, ne représente certes pas grand-chose au niveau des capacités politiques, mais force est de reconnaitre qu’elle a su, en particulier à travers internet, prendre une place de premier ordre en matière idéologique. Ce courant influence et tente de conquérir une part croissante d’une population politiquement critique, et ce dans des milieux variés qui jusque-là étaient peu perméables aux influences d’extrême-droite. Idéologiquement parlant, la réaction grignote la révolution.
2) Le cas Egalité et Réconciliation
Alain Soral, est un écrivain polémiste d’influence clouscardienne (Michel Clouscard était un philosophe marxiste), qui est passé du parti communiste jusqu’à la direction du front national avant de fonder l’association politique nationaliste Egalité et Réconciliation. Cette association qui bénéficie d’atouts médiatiques précieux, comme le ralliement de l’excellent humoriste Dieudonné, symbolise parfaitement en France la vigueur idéologique de la réaction. Egalité et réconciliation, en se démarquant du nationalisme «anti-impérialiste» des illuminés fanatiques, identitaires et racialistes (bloc identitaire, mouvement de Kemi Seba, etc.) mais en se rapprochant de l’islam politique, et du conspirationnisme, tente de rassembler le plus largement possible autour de l’idée de nation, qui serait le levier et le gage d’une résistance face «au mondialisme», ou face à «l’empire» pour reprendre l’expression utilisé par Alain Soral dans son dernier livre («Comprendre l’empire : demain la gouvernance globale ou la révolte des nations ?»). La supercherie et la confusion des genres dans cette posture critique peuvent paraitre évidentes mais elles sont efficacement menées. Toutes les formes de patriotisme militant sont récupérées et assimilées à un nationalisme fédérateur (même Fidel Castro et Ernesto Guevara ont le droit à leur petit dessin au côté de Jeanne d’arc sur le site !!?), et toutes les influences et les textes jugés « antisystèmes » sont instrumentalisés pour donner du gout à cette soupe fondamentalement incohérente, indigeste et réactionnaire.
Mais Egalité et Réconciliation ne constitue pas qu’une source démagogique, productrice de graves confusions politiques et capable de séduire les incultes en mal de politiquement incorrecte, elle est aussi et avant tout un vecteur d’une certaine conception politico-idéologique remixée du monde, consistant à penser ceci : si le capitalisme ne peut pas être dépassé sous l’impulsion du prolétariat international et qu’il ne doit pas forcement l’être, le développement en son sein d’un impérialisme financiarisé dominant doit en revanche faire l’objet d’une résistance de la part de toutes les nations disposant encore d’un certain niveau de souveraineté (quelle que soit la classe social au pouvoir d’Etat), et tous les sentiments nationalistes (toutes classes confondues), voir religieux ou autres, doivent être exaltés dans le sens d’une reconquête de cette souveraineté perdue.
3) Une vision, un projet ?
La réaction n’a pas elle-même une vision très claire de ce qu’elle souhaite réellement, mais tâchons de l’aider un peu. Elle voit de l’espoir dans une certaine idée nostalgique de la souveraineté nationale. Mais que veut-elle signifier par-là ? Que les Etats bourgeois français, allemand ou autre, lorsqu’ils étaient encore des produits quasi-exclusifs de leur bourgeoisie nationale, étaient meilleurs et d’avantage préoccupé par le sort du peuple ? Bien sûr que non ! Les 20 000 révolutionnaires communards exterminés en 1871 l’ont appris de la plus cruelle des façons ! Les bourgeoisies « souveraines » de Prusse et de France avaient, alors, cessé de se faire la guerre pour s’unir contre le prolétariat parisien. Sans parler de l’histoire des impérialismes coloniaux « souverains », de la boucherie nationaliste de la première guerre mondiale, ou de la multitude d’autres exemples qui font de la belle époque de la souveraineté nationale une référence plus que contestable !
Et si les Etats bourgeois « insoumis », et vantés par Egalité et Réconciliation, tel la Russie ou l’Iran, constituaient demain le nouvel impérialisme dominant, serait -ils meilleurs pour les peuples ? Evidemment non !
La réalité c’est qu’il n’y a pas de bon ou de mauvais capitalisme, pas plus qu’il n’y a d’impérialisme meilleur qu’un autre, il y a en vérité différents niveaux de développement de la bourgeoisie avec ses caractéristiques conjoncturelles et culturelles propre, voilà tout ! La bourgeoisie n’attend certainement pas de s’être développée comme une hyper-classe mondialisée pour exploiter les ouvriers (voir l’article « l’arnaque du protectionnisme » dans Combat n°25) ! Et même lorsque l’Etat d’une bourgeoisie émergente opte pour la voie de la résistance et de l’affranchissement face à un diktat impérialiste, son caractère temporairement sympathique ne doit pas faire perdre de vue sa nature de classe ! En vérité ce nationalisme pseudo « anti-impérialiste », ne fait qu’appuyer une bourgeoisie en développement (qui parfois pousse des coudes pour se positionner dans l’arène internationale) sur une bourgeoisie mondialement développée ! Mais les nationalistes peuvent fantasmer autant que pouvoir, il n’y aura jamais en France d’union sacrée sous la bannière nationale entre les salariés et les petites et moyennes bourgeoisies pour restaurer une souveraineté perdue ! Les travailleurs salariés ont beau avoir une identité nationale et culturelle, ils n’ont pas de patrie quand il s’agit de défendre leurs intérêts de classe. Ils combattent la bourgeoisie qui les exploite, qu’elle soit nationale ou non, et plus ils s’associent avec leurs frères de classe à l’internationale, plus leur combat gagne en efficacité. Si la bourgeoisie est internationale le prolétariat doit l’être encore d’avantage ! Et si le prolétariat prend le pouvoir à l’échelle d’une nation, il ne devient pas véritablement « nationaliste », mais il développe un patriotisme de classe étroitement lié aux intérêts de la révolution internationale !
La critique réactionnaire de l’impérialisme n’est donc accompagnée, nous l’avons dit, d’aucun autre projet qu’une vague intention « de faire tourner la roue de l’histoire à l’envers. » Et si les prises de position de la réaction convergent parfois avec celle de la révolution ce n’est pas au nom du même diagnostic, et encore moins au nom des mêmes objectifs. Nous autres, les marxistes, ne défendons pas les Etats agressés par l’impérialisme au nom de leur souveraineté, nous les défendons -comme en Libye- au nom des intérêts de classe des peuples opprimés.
Mais la réaction ne se limite pas aux vues nationalistes, elle a aussi et toujours fortement tendance à utiliser les vieux leviers politiques de l’extrême-droite consistant à « ethniciser », ou plus exactement à communautariser, les questions politiques. Ainsi aidé par le contexte de l’oppression israélienne, ce courant politique nous dessine un clivage politique général visant à associer les puissants et leurs représentants à des « sionistes ». Tout est en effet ramené à la question israélo-palestinienne, comme pour sous-entendre, et parfois pour dire clairement, que ce sont les juifs qui contrôlent l’élite mondiale et qui sont responsables de tous les maux. Ben voyons, quand la vieille extrême-droite s’attèle à stigmatiser les arabes chez les gens d’en bas, la nouvelle, elle, s’occupe de montrer du doigt les juifs chez ceux d’en haut ! Si ces imbéciles de la réaction avaient eu quelques bases de compréhension matérialiste, ils sauraient que le capitalisme, son développement, son fonctionnement et ses élites, ne peuvent pas se comprendre avec la lorgnette étriqué d’un « complot sioniste », ils sauraient également expliquer, par l’histoire, la surreprésentation des gens d’origine juive dans certaines élites et ils s’abstiendraient de toute interprétation foireuse visant à communautariser les questions de classe !
«La droite des valeurs » de Soral, n’est en réalité rien d’autre que le fantasme d’un traître frustré du mouvement ouvrier ; la cause perdue d’un imbécile incapable de dépasser sa petite critique autour des représentations et des valeurs pour aller vers une compréhension marxiste du monde !
Conclusion :
En vérité la triade de la réaction est une imposture critique. Aussi séduisante que dangereuse, elle offre une explication du monde tout à fait en phase avec l’état d’esprit du moment. Le désespoir ambiant, La curiosité désengagée, et le nihilisme politique désabusé s’accordent en effet très bien avec ce type de mouvement qui conforte l’évolution des représentions, « glisse des quenelles » polémiques et agit tel un exutoire à frustration. Du point de vue de la révolution, le développement de ces nouvelles formes de réaction politique, accompagne et aggrave des confusions et spolie d’importants repères idéologiques et historiques. Politiquement, elles détournent la conscience critique du peuple salarié du levier indispensable de la lutte des classes pour la noyer dans le vide et le brouillard des perspectives réactionnaires. En cela, la réaction contemporaine n’est pas seulement l’expression du désespoir, mais constitue aussi un ennemi petit-bourgeois de la révolution et du prolétariat.
ELIAS
Publié dans Combat n°30 Hiver 2012/2013